En 1984, l'empereur de la soul est au bout du rouleau. Divorcé, ruiné, drogué, il revient vivre chez ses parents. Jusqu'au matin où une dispute avec son pasteur de père tourne à la tragédie.
Voici comment Marvin assassina Marvin. C'était au lendemain du shabbat, un dimanche 1er avril, en 1984, dans la maison familiale, à Los Angeles, Gramercy Place. Vers 11 heures, le père de Marvin Gaye, Marvin senior, un pasteur de la House of God, une église pentecôtiste mâtinée de judaïsme orthodoxe, entre dans la chambre de la star.
Le père, sans un mot, braque un pistolet 38 vers le fils, à la façon biblique de Samuel L. Jackson dans «Pulp Fiction». Ses yeux de révérend ripou semblent dire : «Béni soit celui qui, au nom de la charité, guide les plus faibles dans la vallée des ténèbres, car il est vraiment le gardien de son frère et la providence des enfants égarés... Et tu sauras que mon nom est le Seigneur quand j'abattrai ma vengeance sur toi.»
Ce pistolet n'est pas un inconnu. C'est le Smith & Wesson que le fils a offert au père à Noël, trois mois plus tôt, pour se protéger des cambrioleurs. La première balle pénètre la poitrine de Marvin Gaye et perfore le poumon droit, le coeur, le diaphragme, le foie, l'estomac et le rein gauche du chanteur de «Save the Children». Le père tire encore un coup, à bout portant. De toute évidence, il y a un Marvin de trop dans cette maison.
Marvin, 69 ans, et Marvin, 44 ans, jouent un remake foireux d'Abraham et Isaac, le temps d'un vaudeville oedipien, sous les yeux épouvantés d'Alberta, épouse et mère. Ciel, mon mari est un infanticide. Alarmé par la double déflagration, Frankie, le frère de l'artiste, survient, tandis que sa femme enceinte, Irene, appelle le 911. Marvin Gaye est conduit aux urgences de l'Hôpital de Californie. Il est déclaré mort à 13h01. La veille de ses 45 ans.
Morte, l'idole de Motown, première maison de disques de l'Amérique noire, celle de Stevie Wonder, de Diana Ross et des Jackson 5. Mort, l'immortel chanteur de «What's Going On», hymne de protestation contre la guerre du Vietnam. Mort, le symbole sexuel de la soul urbaine, l'adorateur de Nat King Cole et de Frank Sinatra, le prince polyphonique à la voix de miel de ronce. Enterré, l'auteur de «Got to Give It Up», cette chanson dont s'inspirèrent Michael Jackson et Quincy Jones pour composer et produire «Don't Stop'Til You Get Enough». Chanson qui renaît, en cet été 2013, sous le masque d'un sample, dans «Blurred Lines», un tube planétaire de Robin Thicke.
Métamorphosé en "monstre"
« Sa chambre à coucher ressemblait à celle de "l'Exorciste"», rapporte Cecil Jenkins, son danseur vedette, dans «Divided Soul», la magnifique biographie que David Ritz a consacrée au chanteur. Depuis l'été 1983, après une ultime tournée, le Sexual Healing Tour, Marvin Gaye se confine dans sa chambre, qui jouxte celle de sa mère, qui côtoie celle de son père. Toute la journée, le quadragénaire brisé se défonce à la cocaïne et au PCP en regardant des cassettes porno.
Parfois, il erre dans le salon, en robe de chambre, avec un godemiché attaché à sa ceinture, après la visite d'une prostituée asiatique. Quand il se risque dans les rues, il lui arrive de porter sa chaussure droite à son pied gauche ou de s'envelopper sous trois imperméables, semblable au clochard que son père, depuis son enfance, se plaît perversement à voir en lui.
Marvin Gaye s'est métamorphosé en «monstre», selon le mot de sa mère. L'usage de la drogue surexcite sa paranoïa. Il est convaincu - quelle folie - qu'un tueur va mettre fin à ses jours d'un coup de revolver. Pendant sa dernière tournée, on l'a vu arpenter les aéroports sans jamais se séparer de son frère Frankie ni de son ami Dave, barbus comme lui, «en espérant que le meurtrier les confonde avec lui», écrit Ritz, son confident et biographe.
Dans la chanson «It's Madness», chef-d'oeuvre à faire enrager Sinatra d'envie, il s'adresse à sa raison vacillante comme à une absente adorée, tel un Hamlet doo-wop:
La moitié du temps, je ne puis me rappeler mon nom...
Tout ce que je vois n'est plus pour moi que mystère et démence...
Voici venir la pluie et je sens venir la folie.»
Depuis la fin des années 1970, le royaume de Marvin Gaye a quelque chose de pourri. En 1977, ses dettes sont estimées à 7 millions de dollars. Il a investi une fortune dans la victoire de son champion, le boxeur poids welter Andy Price; au Caesar's Palace de Las Vegas, Price ne tient pas un round devant Sugar Ray Leonard. Marvin Gaye a perdu sa maison et son studio d'enregistrement. Il s'est longuement exilé en Belgique pour fuir et la drogue et le fisc. Quand il se risque à demander de l'argent à ses pairs, Smokey Robinson et Stevie Wonder l'envoient promener. Un jour, tout au désir d'acheter sa dispendieuse coco, il revend à perte, pour 2000 dollars, les deux diamants à 6000 dollars qu'il a offerts à sa mère.
Amoureux d'une lycéenne
Rien ne va plus. La concurrence est à ses trousses: Michael Jackson triomphe avec «Thriller» (1982), et Prince est à la mode. «Ne sait-il pas qu'il n'y a qu'un seul prince? Moi», dit Gaye avec sa gracieuse coquetterie de coq. Deux divorces ont détraqué son coeur. Il y a d'abord Anna, la soeur de Berry Gordy, le fondateur de Motown, un ancien ouvrier qui chromait les pare-chocs des voitures Ford, à Detroit. Les Gordy, c'est la famille royale de la soul. La princesse Anna a dix-sept ans de plus que Marvin Gaye.
Elle réclame 1 million de dollars à son prince et l'empêche de voir leur fils, Marvin III, à la naissance morganatique: selon la version officielle de Motown, c'est leur fils biologique. En réalité, c'est l'enfant que Marvin Gaye a conçu avec Denise Gordy, la nièce d'Anna, comme mère porteuse. Il a reçu le consentement de son épouse, qui soufre d'infertilité. Précisons vertueusement que Denise, en 1965, à la naissance de Marvin III, a 16 ans.
Dans l'album «Here, My Dear», que le biographe David Ritz compare non sans raison à «Scènes de la vie conjugale» de Bergman, Marvin Gaye chante l'histoire de ce divorce destructeur et procédurier. Ecoutez-moi donc «When Did You Stop Loving Me, When Did I Stop Loving You», chanson d'amour plus belle que l'amour ode à l'inexpugnable Château de l'âme masculine. «Here, My Dear», un titre narquois, en forme d'ironique défi à Anna. Sur le même disque, l'artiste chante sa nouvelle muse, Janis Hunter. A 33 ans, il a rencontré cette lycéenne de 17 ans, la fille du musicien de jazz Slim Gaillard, qui va au lycée enceinte de ses oeuvres. Trop jeune ?
Non, trop claire: «C'est un fait: on dirait une Blanche et je ne voulais pas offenser mes fans noires qui sont mon pain et mon beurre», explique le tourmenté Marvin. Il l'épouse en 1977. Quand on a une peur bleue de se faire flinguer, quel noir destin que de tomber amoureux fou d'une beauté nommée Hunter («chasseur»). Quatre années et deux enfants plus tard, après mille déchirements, des infidélités réciproques et quelques violences conjugales, il divorce à nouveau.
Sans femme et sans argent, l'artiste songe au suicide. Au pays de l'assassinat politique et de l'amendement sur le droit de porter une arme, tout, chez l'auteur de «Masochistic Beauty», semble appeler le bourreau. Une part de lui-même soupire après son Mark David Chapman (l'assassin de John Lennon), après son Thomas Hagan (l'assassin de Malcolm X) - comme il soupirait jadis après Diana Ross, dans « You Are Everything ». Comme dit le très sardonique Lou Reed: «I wanna be black / I wanna be like Martin Luther King and get myself shot in spring.»
Ajoutez à cela que Marvin Gaye, dans sa démence toxicomaniaque, finit par se convaincre que Janis, elle aussi, veut l'assassiner, telle une foxy J. Edgar Hoover à taches de rousseur. Et d'annoncer qu'il embauche le célèbre avocat F. Lee Bailey pour mener une enquête pour «conspiration» et «tentative d'empoisonnement».
Violé à 15 ans
Malgré un numéro un dans les charts, «Sexual Healing» (1982), Marvin Gaye n'est point guéri. Le roi Délire se délite dans la vallée des ténèbres. «En tant qu'artiste, dit-il doctement, c'est mon devoir de descendre dans les profondeurs de la dégradation pour atteindre les hauteurs spirituelles.» Si l'on en croit les confidences qu'il fait à son biographe, il soufre d'impuissance. «Distant Lover», comme dit la chanson. De là, selon Ritz, sa passion tardive pour l'acier des revolvers et des mitraillettes, qu'il accumule maladivement, et une vive méfiance envers ses admiratrices, qui rappellent le chanteur d'«Ain't Nothing Like the Real Thing» à sa douloureuse insuffisance.
Après le Sexual Healing Tour, le fils prodigue en démons revient donc à Los Angeles. En sortant de l'aéroport, il se rend directement à l'hôpital où sa mère, Alberta, vient de subir une opération délicate pour une affection au rein. Marvin est furieux contre son père qui a égoïstement déserté le chevet de la malade. Marvin senior suit une cure de désintoxication à Washington, où il finit par vendre la maison que son fils avait achetée pour ses parents, sans partager les profits avec Alberta, ancienne femme de ménage.
Les relations de Marvin Gaye avec son géniteur ne sont pas moins âpres que celles de Michael Jackson avec le sien. «Mon mari n'a jamais aimé Marvin. Il avait l'habitude de dire que ce n'était pas vraiment son fils. Ce qui était une aberration», rapporte la décente Alberta. L'instrument de musique préféré de Marvin senior, c'est la ceinture. C'est son kif de fouetter ses deux fils et ses deux filles quand ils pissent au lit. Violence qui prendrait racine dans l'histoire de l'esclavage, s'il faut en croire certains commentateurs éclairés ou complaisants.
Le père aime à raffiner ses châtiments. Au moment de punir Marvin, il fait cliqueter sa ceinture pendant une heure ou plus, avant d'entrer dans sa chambre pour le fouetter. Si bien que l'enfant, fou d'angoisse, finit par recevoir la cinglante punition comme une espèce de délivrance. «La seule façon d'écourter l'attente du châtiment était de le provoquer», se souvient l'artiste, qui n'appelle jamais son géniteur autrement que «father» («père»).
Selon Deborah Anderson, auteur de «Marvin Gaye - The Untold Chapter», Marvin aurait été violé à 15 ans par son oncle Howard, le frère de son père, sans que le fils ait jamais osé s'en plaindre auprès du père, de peur de passer pour un truqueur. Vrai ou faux? Une certitude: après cet événement hypothétique, oncle Howard a purgé une peine de prison pour une agression pédophile sur un autre adolescent. «Si seulement père pouvait me prendre et me serrer dans ses bras et me dire qu'il m'aime», dit Marvin à sa mère. «Père, pourquoi faut-il que tout dégénère entre nous ?» chantera-t-il dans «What's Going On». Autre refrain du côté du père qui aime à répéter: «Si Marvin me frappait je le tuerais.»
Pasteur et travesti
Marvin senior est un drôle de pistolet. Pardon pour le mot. Ce révérend alcoolique qui a grandi dans une famille de quinze enfants, cet Hébreu imaginaire qui prétend avoir des dons de guérisseur aime à se travestir en femme. Souvent, il emprunte une robe, une culotte, des souliers ou des collants à sa moitié. Dans le quartier de Washington où Marvin Gaye a grandi, tout le monde, pour sa plus grande honte, se fout de cette «fiotte» pentecôtiste.
Nul ne sait, au reste, si l'ecclésiastique est homosexuel. Interrogée par Ritz, son épouse Alberta, en guise de réponse, affirme que cinq de ses frères l'étaient. Gay est son véritable patronyme, auquel le fils a ajouté un e, par peur de l'équivoque, dit-on. Ou pour se dépareiller de son géniteur. Parfois, le fils accompagne le père dans ses missions spirituelles, sur le circuit gospel. «Il détestait quand mes chants remportaient plus de succès que ses sermons.»
Au milieu des années 1950, le père rompt avec la House of God, par amour-propre, quand il voit l'évêque Rawlings décrocher la présidence qu'il guignait. Chômeur de profession, il renonce à un emploi de chauffeur, car il a «le pied sensible», ou quitte la Western Union car on lui demande de travailler le samedi, jour du shabbat. «Il fallait voir la tête des commerçants juifs du voisinage, quand nous allions acheter du pain azyme pour Pessah [la Pâque juive]», raconte le chanteur.
Printemps 1984. Dans la maison familiale de Los Angeles, l'atmosphère n'est pas funky. A l'étage, enfermé dans sa chambre, le père carbure à la vodka et s'abrutit de Valium; vautré dans la sienne, le fils, au trente-sixième dessous, se bourre les narines de cocaïne; quant au Saint-Esprit, il regarde en boucle des films X. Cette foutraque trinité cohabite depuis six mois quand survient le 1er avril.
Ce dimanche-là, Marvin Gaye est étendu dans son lit, en robe de chambre brune. Il est couvert de bleus. Quatre jours auparavant, alors qu'il roulait à 95 kilomètres/heure, il a ouvert la portière de la voiture et s'est jeté au-dehors. Il cherchait la mort. Cette fois, il n'a trouvé que l'ecchymose. A son côté, la pieuse Alberta, qui marche avec de plus en plus de peine, lui lit la Bible comme pour le badigeonner d'espérance.
Ce matin-là, Marvin entend son père gueuler, en bas, comme il gueulait quand Marvin, Frankie, Jeanne ou Zeola mouillaient leur lit. Marvin senior cherche une lettre relative à on ne sait quelle assurance et s'emporte de ne pas la trouver. Il vocifère après la mère. Depuis sa chambre, le fils lui répond qu'il n'a qu'à se déplacer s'il a quelque chose à dire à Alberta.
Le père grimpe l'escalier comme un démon, entre dans la chambre du fils et sermonne l'épouse. Marvin, hystériquement chevaleresque, prend la défense d'Alberta et somme le père de sortir de la chambre. Le père ne bouge pas. Pris de rage, le fils commence à le frapper en le repoussant dans le couloir. Alberta le supplie d'arrêter, mais le fils continue de cogner. Encore un peu, il le fouetterait de sa ceinture ou l'assommerait avec son godemiché. A la fin, Alberta parvient à séparer les deux hommes et convainc le fils de rentrer dans sa chambre.
La vengeance du fils
Marvin Gaye, subtil arrangeur, sait-il quel piège il vient de machiner, quelles forces fatales il vient de réveiller? S'est-il souvenu des ruses d'antan («La seule façon d'écourter l'attente du châtiment était de le provoquer»)? Des menaces mystérieusement libératrices du père («Si Marvin me frappait, je le tuerais»)? Des violences de son grand-père maternel qui tira sur sa grand-mère (tentative de meurtre manquée) et mourut dans un asile de fous? Avec quelle louche arrière-pensée le chanteur suicidaire, trois mois auparavant, a-t-il offert un Smith & Wesson non déclaré à ce fondamentaliste déviant qu'il appelle son père?
Seigneur, prends ma main. Precious Lord, take my hand. De même qu'il inondait son lit de pisse quand il était enfant, Marvin Gaye, cette fois, mouille son lit de sang. Comme pour mouiller son père. Comme pour extirper de lui toute légitimité paternelle et retrancher Marvin Gay Sr de la communauté humaine. Le crime parfait: un parricide maquillé en infanticide. «Here, My Dear», pourrait-il dire à son père.
Dans ses Mémoires posthumes, Frankie Gaye rapporte les dernières paroles de son frère, alors qu'il le serrait dans ses bras: «J'ai eu ce que je voulais. Je ne pouvais pas le faire moi-même alors je l'ai poussé à le faire. C'est bien. J'avais accompli ma course. Il ne reste plus rien en moi.» Paroles vraies ou forgées à des fins psycho-mélodramatiques? L'imperator de la soul, qui, vers la fin de son règne, voyait partout des conspirations, aurait-il conspiré contre lui-même? Tu quoque, mi pater. Une partie de ses cendres seront dispersées dans le Pacifique par ses trois enfants et son ex-femme Anna.
Au procès, l'accusé plaide la légitime défense. On lui découvre une tumeur bénigne au cerveau et on retrouve des traces de cocaïne et de PCP dans le sang de la victime. Ces deux éléments à décharge lui ménagent la clémence du tribunal. Le père écope de cinq ans de période probatoire et évite la prison. Après quarante-neuf ans de mariage, son épouse demande le divorce et déménage chez sa fille aînée, Jeanne. Marvin Gay senior revient vivre dans la maison du crime. Il meurt en 1998 d'une pneumonie.
Fabrice Pliskin
Source: Le Nouvel Observateur
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