Rimbaud n'est pas un mythe !
Rencontre avec l'écrivain Stéphane Barsacq, qui vient de publier Rimbaud, celui-là qui créera Dieu, un essai puissant qui réinterroge l'oeuvre et la figure du poète.
Par Oriane Jeancourt Galignani
le Jeudi 24 Avril 2014
Rimbaud revient nous interroger par son nouveau visage. On le certifie aujourd'hui ; la photo du poète à Aden est bel et bien vraie. L'homme aux semelles de vent, dix ans avant sa mort, avait ce visage hâve, malheureux, si étranger à celui de l'adolescent qui nous est familier. Quel est le secret de cette métamorphose ?
- La photo de Rimbaud à Aden en 1880 vient d'être authentifiée. Que vous inspire ce visage méconnaissable ?
Je me souviens du 14 avril 2010, le jour où cette photo est apparue sur mon écran d'ordinateur pour la première fois. Ce fut une grande émotion. Il ne faisait aucun doute à qui sait voir que c'était bien là Rimbaud : Rimbaud après Rimbaud, certes, mais Rimbaud tout de même. En elle-même la photo est révélatrice : on le voit, perdu, au milieu d'êtres auxquels - aussi proche d'eux soit-il -, rien ne le rattache. Il est ailleurs comme il l'a toujours été, et comme il le fut au milieu des poètes parisiens. Ce que nous dit cette photo ? Un regard désespéré, un homme hébété : exactement ce qu'était devenu le plus grand poète après son départ au plus loin : au plus loin de soi, comme de la France, mais aussi de son espérance. On sait que cette photo a fait polémique pour des raisons assez absurdes. Elle cassait le mythe de l'adolescent éternel que la photo de Carjat a popularisé. Or, rien n'était plus nécessaire : Rimbaud n'est pas un mythe. C'est un homme de chair et de sang, un être qui a souffert, un poète qui a payé comptant : il voulait la vérité des choses au plus près de l'absolu, sans toutefois que l'absolu ne vienne à se substituer au monde tel qu'il est. N'oublions pas non plus que la photo de Carjat a été retouchée, et que Rimbaud, tel qu'il était, se retrouve davantage dans les portraits de sa soeur que dans ce cliché aménagé selon une technique qui anticipe Photoshop.
La photo Carjat flatte l'idée que le poète doit être beau comme sa création. Qui sait si les photos de Rimbaud et de Verlaine avaient été inversées, si on ne trouverait pas en Verlaine un plus grand poète que Rimbaud ? J'exagère à peine, mais il le faut. En définitive, tous les portraits sont intéressants : des plus magnifiés aux plus dépouillés. En dernière instance, le vrai visage du poète est dans son oeuvre : le reste n'est qu'un voile sur l'essentiel, même s'il favorise le sentiment d'un dévoilement furtif.
- Dans quelle mesure retrouvez-vous dans ce regard « l'enfer » qu'a pu traverser Rimbaud tel que vous le décrivez dans votre livre ?
Rimbaud écrit Une saison en enfer en 1873. Il abandonne toute poésie aux alentours de 1875. La photo d'Aden date de 1880. L'enfer de la Saison et celui d'Aden n'est, de toute évidence, pas le même, ce qui n'empêche que c'est le même homme qui le porte. En 1880, Rimbaud semble avoir tranché le conflit intérieur dont toute sa poésie porte la marque singulière. Il a fait le deuil de son oeuvre, de sa carrière, mais aussi de sa soeur, Vitalie, décédée en 1875, comme de sa relation avec Verlaine, qu'il a revu une dernière fois en Allemagne en 1875 et qu'il a, semble-t-il, roué de coups. Rimbaud a vécu dès lors dans une fuite perpétuelle, pour échapper à l'armée, puis à la prison, pour cause de désertion. Il a voyagé dans les lointains : à son voyage intérieur a succédé l'aventure sur les routes et sur les mers. Il a été en Allemagne, en Autriche, à Java, à Chypre et en Egypte. Le voilà à Aden, au-delà ou en deçà de tout : dans l'endroit le plus sec et le plus morne qui soit. Rimbaud, dans ses lettres aux siens, dit tout le dégoût que lui inspire le pays, les habitants et sa vie qu'il juge d'une rare dureté. Cependant, nulle nostalgie chez lui de la France, ni de Paris ou de Charleville : Rimbaud est l'homme du départ, en aucun cas celui du retour. Rimbaud transporte son enfer en lui-même, au point de le trouver sur terre, et d'y vivre, malgré tout. Ce paradoxe n'est pas le moindre de ce poète.
- Vous vous êtes penché sur le rapport qu'entretenait Rimbaud à la foi catholique. Le croyez-vous toujours croyant au moment où cette photo est prise, en 1880 ?
De toute évidence, la question de la foi est centrale chez Rimbaud. Elle est tellement centrale que personne ne veut en parler, de peur d'avoir à traverser ce dont parle Rimbaud, qui est une expérience d'ordre mystique. Il a la certitude de la foi dans sa prime enfance, une foi qu'il perd, une foi qu'il va combattre, puis qu'il va chercher à retrouver, pour la perdre à nouveau, et peut-être, sur le seuil de sa mort, la retrouver une dernière fois. A Aden, Rimbaud est passé à autre chose. Il veut réussir. Il y met de l'énergie et du courage. Peut-être s'est-il converti à l'Islam - même si cela me semble encore plus douteux que le fait qu'il ait été pu finir catholique. Son rapport à l'Islam est néanmoins probant. Il a lu le Coran. Il en connaît des versets, d'une part pour se faire accepter des populations avec lesquelles il commerce, d'autre part pour se protéger : à tout moment, le texte saint, s'il le récitait, lui assurait de ne pas se faire tuer sur le champ. Il est frappant que, dans toute sa correspondance africaine, Rimbaud ne parle jamais de choses intimes, et de sa foi encore moins que du reste. A peine s'il confesse être fataliste comme les musulmans, même si tout, dans son mode de vie, démontre qu'il était un homme d'action ferme et tenace. Rimbaud a voulu voir ailleurs s'il y était, comme le dirait l'expression. Pour moi, je crois que c'est tout autre chose que d'avoir voulu s'exiler. Rimbaud a cherché à être lui-même en dépit de tout et de tous, et comme il n'y parvenait pas, il a tenté sa chance ailleurs pour repartir de zéro.
- Avez-vous le sentiment d'avoir dans votre livre élucidé le choix du silence de Rimbaud ?
On peut, par principe, tout dire du silence. Je crois qu'il faut toutefois revenir à l'essentiel. Rimbaud a écrit tout ce qu'il avait à écrire, en étant allé plus loin que n'importe qui en son temps, et sans doute au nôtre, car, au contraire de ce que l'on trouve dans le surréalisme, il n'abdique jamais le sens des choses. L'essentiel dans l'inouï, c'est le génie de son oeuvre. Qu'avait-il besoin de continuer ? C'était un poète, pas un académicien ! Rien de ce qu'il a écrit ne l'a été pour la gloriole, mais pour exister.
- Dans quelle mesure cette découverte, ainsi que votre livre, appellent à une nouvelle approche de Rimbaud ?
Toute grande oeuvre est toujours nouvelle. Dans le cas de Rimbaud, je remarque que beaucoup – de Claudel à Breton, et combien d'autres – l'ont lu pour voir en quoi Rimbaud les préfigurait. Aujourd'hui, on sait combien les uns et les autres l'ont surtout défiguré. Il n'est pas vain de revenir en aval à Rimbaud, non pour lire ce qui l'a suivi, mais Rimbaud lui-même. On fait alors la rencontre d'un homme extrêmement proche de nous.
- Ecrire sur Rimbaud, n'est-ce pas une expérience dangereuse pour un écrivain ?
De loin la plus dangereuse que j'ai eu à vivre. Rimbaud est toujours au-delà et au-devant. En même temps, il dit les choses les plus précises qui soient : sur l'enfer, la découverte du néant, la saturation de l'absolu. Je ne connais guère qu'une expérience qui soit plus éprouvante, au sens propre, que celle de Rimbaud : celle de Jésus. En un sens, c'est presque la même : il y va, non des mots seulement, mais de la vie et de son sens : en soi, pour les autres, dans l'éternité, s'il en est une, et si, d'aventure, on se la donne. Raison pour laquelle tous les jeunes gens, à toutes les époques, aiment Rimbaud et savent l'apprivoiser comme leur « double ». Ils savent qu'il joue sa vie à quitte ou double, comme ils l'attendent d'eux-mêmes, et comme les adultes n'en sont plus capables ou de très loin, seulement. Rimbaud est l'adolescence qui fera toujours honte aux vieillards corrompus et fiers de l'être, avec grossièreté, peu importe que ceux-ci n'aient que vingt, trente ou quarante ans, et pas encore quatre-vingt....
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