Eric
Legnini : esquisse biographique et musicale
Coucher sur le papier
la notice biographique d’un individu, fut-ce uniquement dans ses grandes
lignes, et donc d’une manière des plus succinctes, reviendrait presque à
accepter d’emboiter le pas au dit individu et de devenir, par le biais de la
rédaction, le réceptacle d’un parcours, d’un itinéraire des plus personnels.
Celui d’Eric Legnini, fondateur est leader du trio du même nom, nous emmène de
son Italie originelle à la France, pays l’ayant définitivement reconnu pour son
travail parmi les valeurs sûres du Jazz contemporain, en passant évidemment par
sa Belgique natale ou les terres d’outre-Atlantique.
C’est le 20 février
1970 qu’Eric voit le jour dans la ville de Huy, une localité située aux
environs de Liège, dans le royaume de Belgique, au sein d’une famille d’émigrés
italiens. Le jeune garçon s’intéresse très tôt à la musique, ce qui se traduira
par l’apprentissage du piano, débuté dès l’âge de six ans. L’initiation au Jazz
marquera elle son adolescence. L’année 1988, celle de sa majorité, est celle de
l’exil, le jeune homme quittant le Plat Pays pour prendre la direction des
Etats-Unis d’Amérique du Nord, désireux qu’il était à l’époque d’approfondir et
d’enrichir sa connaissance personnelle du Jazz et de ses différents styles ou
diverses expressions.
Son retour sur le vieux
continent se fera deux ans plus tard et le verra regagner son pays pour
s’installer cette fois à Bruxelles. Il y enseigne en tant que professeur de
piano du département de musique Jazz au sein du Conservatoire Royal De Musique.
C’est là-bas qu’il fera une rencontre majeure, voire déterminante, pour la
suite de sa jeune carrière, celle de Jacques Pelzer. L’opus Never Let Me Go,
signé par Jacques Pelzer, en résultera et marquera ainsi une première
concrétisation discographique.
L’année 1990 voit
paraitre les premiers efforts discographiques étiquetés par le trio d’Eric
Legnini. Paraitront successivement les albums Essentials et Natural
Balance. Ces disques se verront suivis dès 1993 par une galette nommée Antraigues et en 1995 par une nouvelle
parution cette fois appelée Rythm Sphere. La décennie qui s’ouvre alors verra
cette formation se forger une réputation et attirer l’œil, et les oreilles, du
public de même que l’attention particulière de leurs paires dans le milieu Jazz
de l’époque.
Dans les années qui
suivrons, Eric Legnini et/ou son trio trouverons l’occasion de croiser et de
jouer avec, entre autres : le trompettiste Flavio Boltro , le saxophoniste
Stefano Di Battista, le batteur Aldo Romano, le Belmondo Quintet, John Ruocco,
Félix Simtaine, Michel Hatzi, Dré Palemaerts, Emanuel Cisi, Toninho Horta,
Philippe Catherine, Serge Reggiani, Hein van de Geyn, Marcia Maria, Jacques Pelzer,
André Ceciarelli, Éric Le Lann, Paco Sery. Legnini officiera même comme
pianiste sur l’ultime album de feu Claude Nougaro, témoignage de sa richesse,
de sa diversité artistique et stylistique et gage d’éclectisme de la part du
pianiste.
Suite à la parution de
l’album Rythm Sphere il nous faudra patienter pas moins d’une décennie pour
voir arriver dans les bacs l’opus appelé à lui succéder. C’est en effet en
2005, et sur le label d’origine amiénoise Label Bleu, que parait Miss Soul.
Miss Soul vaudra à son auteur une première récompense des plus
significatives : Un « Octave de la musique Jazz », décerné en
2006.
L’album Miss Soul se
veut le premier volet d’une trilogie qui se verra poursuivie deux ans plus tard
par la publication de l’L.P. Big Boogaloo pour enfin connaitre son épilogue, le
disque Trippin’, paru lui en 2009.
2010 est synonyme de
changement au sein du trio, le contrebassiste Thomas Bramerie faisant son
arrivée. Quelques une des premières sessions d’enregistrement de la nouvelle
formation donneront naissance à ce qui devra figurer au cœur de l’album
Ballads, cet album sur lequel le trio revisite l’essence de ce qu’est la
ballade Jazz par l’intermédiaire des standards du genre ou de leurs propres
compositions. Ce matériel enregistré en 2010 donc, ne se verra commercialisé
qu’au cours de l’année 2012.
Une
collaboration : Eric Legnini Trio and the Afro Jazz Beat
C’est au cours de
l’année 2011 que parait The Vox, album marquant le début d’une collaboration
entre le Trio de Legnini et la formation de l’Afro Jazz Beat. Un disque à la
croisée des chemins, des univers, des cultures surtout. Véritable résultante
des brassages entrepris entre les cultures et musiques originaires d’Europe,
d’Amérique du nord et d’Afrique. De ce melting-pot sonore, et comme le titre de
l’œuvre nous l’indique sans détour, la voix tire son épingle du jeu. Eric
Legnini confiait ainsi : “Avec la voix, tout
devient plus clair, plus lisible. Au premier degré.”
Avions nous droit, avec The Vox, à une
recherche de la « pureté originelle » à travers l’exploration
musicale et vocale du Jazz ? Le résultat gravé sur disque est en tout cas
largement et logiquement salué, tant par la critique que par le public. Cet
opus, se
singularisant par la voix soul de la chanteuse Krystle Warren, vaudra à Legnini
une victoire de la musique Jazz pour « l’album instrumental de
l’année » et lui permettra d’accroitre du même coup sa notoriété et sa
reconnaissance. Notons également que cet opus est le premier de Legnini à être
labélisé Discograph, un label de Jazz français indépendant.
Sing
Twice : sillon et nouvelles explorations musicales
Passé le succès de
l’album The Vox, Eric Legnini et ses comparses nous reviennent donc en ce début
d’année, Sing Twice est disponible depuis le 29 janvier dernier, avec une
nouvelle livraison. Si l’on considère le communiqué de presse accompagnant le
disque, ce recueil de nouvelles compositions s’inscrit dans la droite ligne du
travail effectué précédemment. Le titre de l’œuvre tend à nous en assuré :
Sing Twice ! fait explicitement écho au titre de son prédécesseur, The
Vox. Nous nous trouvons donc ici face à une suite qui voit Legnini creuser son
sillon, poursuivre plus avant encore ses explorations musicales sur le chemin
emprunté une année auparavant.
Notre homme est toujours
accompagnés des mêmes musiciens, nous retrouvons à ses côtés Franck Agulhon
derrières les futs et Thomas Bramerie à la contrebasse. Les membres de l’Afro
Jazz Beat, eux aussi, prêtent de nouveau leur concours. Mais sur ce disque
nouveauté il y a car nous avons cette fois à suivre non pas une mais trois voix
bien distinctes tout au long de l’écoute du disque, Eric Legnini ayant convié
trois vocalistes pour l’occasion.
Le premier d’entre eux est
Hugh Coltman, qu’Eric a croisé dans
les coulisses de l'émission One Shot Not, présentée par le batteur Manu Katché
et diffusée à l’époque sur Arte. Eric conviera le chanteur anglais lors d'un
concert à l'automne 2011. Il confiera au sujet de ce dernier : “Il
apportait une tournure plus blues, plus soul, plus Stevie.”
Hugh deviendra par la suite membre à part entière du groupe. Ainsi Coltman
apporte sa touche indéniable en co-signant et interprétant pas moins de trois
des dix thèmes composants Sing Twice !. Son timbre singulier se
rapprochant d’un falsetto blues, et, toujours selon le communiqué de presse,
fournissant à l’album sa teinte principale, à savoir, une musique Jazz
fortement colorée de Soul aux accents des plus Pop.
Nous croiserons ensuite
les voix de deux chanteuses, singulièrement différentes, celle de la Malienne
Mamani Keita, nous livrant une performance s’inscrivant dans le registre de la
musique Afro Funk, et celle de l’Américano-Japonaise Emi Meyer qui elle œuvrera
dans le registre de la Folk Music. Tout comme Coltman, les deux femmes sont
créditées en tant que co-auteurs des titres sur lesquels leurs voix furent
posées.
La volonté de Legnini
de faire appel à des chanteuses si différentes dans leur style et leur
exécution se fonde sur la finalité du travail entamé sur The Vox. Ainsi, par
exemple, au sujet de la présence de Mamani Keita sur le disque, il nous
éclaire :
“Avec
Mamani, j'ai réussi à achever ce que j’avais entamé sur The Vox. L'Afrique très
présente est cette fois incarnée par cette griotte qui habite avec une intense
énergie les deux titres que je lui ai proposés. Quant à Emy, elle offre un
autre point de vue, plus clairement folk pop.”
Eric Legnini s’est
aussi confié au sujet du processus de création des différentes compositions de
Sing Twice !. La majeure partie des titres est née du travail d’improvisation
du trio réalisé lors des concerts, avant de se voir retravaillée et fixés dans
leur écrin lors des séances d’enregistrement en studio. Les interprètes venant
poser leurs voix en dernier lieu. Il déclare :
“Nous
avons peu à peu construit le répertoire lors des balances, puis sur scène. On
s'est approprié le répertoire sans la voix, juste tous les trois. La plupart
des morceaux sont nés ainsi, puis je les ai peaufinés pour chacun. Quand Hugh a
posé des paroles sur les siens par exemple, ça a forcément changé les
inflexions.” De cette première couche, élaborée en direct, il reste cependant
la vibration organique. Ces morceaux développés en live seront travaillés et
retravaillés. “Le but du jeu était de maquetter les titres avec un farfisa, à
l'aide d'une simple boîte à rythmes. À partir de cette structure hyperminimale,
nous pouvions de nouveau étendre les morceaux, mais pas trop. Il s’agissait de
garder le format de la chanson, sans oublier la forme jazz. De toute façon, on
joue en studio comme en concert : on se lâche, on prend des risques. Il s'agit
d'un trio avec voix. C'est comme un disque que je produirais, au service de la
voix mais sans restriction de styles. Je m'autorise des digressions. Le projet
n'est pas lissé !
”
L’enregistrement en
lui-même se déroula sur deux jours, entre les 8 et 10 octobre 2012, dans les
murs du Studio La Buissonne situé à Pernes Les Fontaines. Le mixage final
nécessita quant à lui un mois de
travail. La production et les arrangements divers sont l’œuvre de Legnini. Sur
son approche du travail de production, il nous livre ceci :
“Je
ne voulais pas réaliser la simple photo de ce que l'on joue sur scène. Toute
mon activité de producteur me sert et est très présente jusque dans les choix
de fréquences.”
Une telle déclaration
donne idée du travail réalisé ainsi qu’elle laisse transparaitre le
perfectionnisme d’une bande de musiciens et interprètes chevronnés et tous très
aguerris. De tout cela résulte un disque de Jazz au sein duquel finesse et
fulgurance se côtoient à parts égales, l’improvisation se déployant toujours
dans un écrin des plus ciselé, propre à la musique Pop. De fait, aucunes des
compositions de ce recueil ne s’étend sur plus de 4 à 5 minutes.
L’opus s’ouvre fort à
propos avec la plage éponyme. Sing
Twice ! donne, dès ses premières secondes, à apprécier un
travail rythmique mis en valeur par une ligne de contrebasse très ronde et un gimmick de battre clair servi par
une frappe que l’on devine des plus sèches et précises. Le thème joué par
Legnini au piano est lui empreint de souplesse et son improvisation ornant le
morceau en son milieu ne verse en aucun cas dans la pure démonstration
technique ou de virtuosité encombrante, mais ne se dépare pas non plus d’une vivacité certaine.
Salisbury Plain marque la première
apparition sur l’opus de Hugh Coltman au chant. L’Anglais nous délivre une
prestation vocale très posée, indéniablement servie par un timbre de voix et un
style nous rappelant sans faux semblant, et comme Eric l’a lui-même souligné,
un certain Stevland Morris, Wonder pour les intimes…On appréciera également sur
ce titre bien orchestré la présence de quelques nappes de synthétiseur
incrustées au début du morceau, avant d’entendre le piano se frayer une place
de manière assurée dans l’ensemble et que le titre ne s’achève en douceur.
Hugh Coltman est
toujours derrière le micro pour nous
interpréter Snow Falls, le titre
suivant. Nous découvrons un titre au thème fortement empreint de Blues et au
sein duquel le chant l’est tout autant, on y percevrait presque des accents
plaintifs. Toutefois la voix d’Hugh Coltman épouse parfaitement l’orchestration
de ce morceau au rythme lancinant dont la mélodie, à la fois jolie et
recherchée, parvient à se détacher.
C’est à Mamani Keita
qu’il revient d’officier pour une prestation vocale enjouée sur Yan Kadi. Ici les percussions et les
cuivres suivent sans mal le rythme vif et rapide imprimé par la batterie et le
ton festif de ce titre se voit lui ponctué par le phrasé si particulier de
Legnini.
Le titre Winter Heron permettra d’apprécier
l’unique apparition sur l’album de la chanteuse Emi Meyer. Sur ce titre, cette
dernière démontre qu’elle n’a rien à envier à aucune autre vocaliste de Jazz de
sa génération. Son chant fortement marqué par l’influence directe de la Pop musique
est ici bien calibré. Le piano nous livre une improvisation de bel effet, tout
en se callant sur la ligne de contrebasse très ronde, miroir d’une maîtrise à
la fois de plus techniques et des plus feutrées.
If
Only For A Minute rappellera peut être à l’auditeur quelque
standards de la ballade Pop. Voilà la troisième, et dernière, occasion offerte
à Coltman pour faire étalage de sa
classe, de toute sa maîtrise vocale et technique. Le titre se voit maîtrisé par
le groupe de bout en bout et doté d’un équilibre parfait. Un calibrage qui ne
manquera pas de rappeler à nos bons souvenirs quelques-unes des pépites que la
Pop a pu offrir par le passé. Enfin, sur ce morceau, le piano surgit habilement
comme pour évoquer le ton d’une phrase joliment accentuée.
Le jeu purement
instrumental reprend ensuite ses droits grâce à la composition Carmingnano. Le thème joué brille de
vivacité. Part belle est faite à la section rythmique du groupe. La ligne jouée
par Bramerie entre dans un véritable dialogue avec le jeu au clavier de Legnini
et les réponses jouées par celui-ci, l’ensemble se déroulant au gré du rythme
imprimé de manière plus discrète par Agulhon, avant finalement que le leader ne
se libère pour improviser de manière plus libre et en vienne finalement à
dominer quelque peu l’ensemble.
Avec le titre The Source le chant de Mamani Keita
rend hommage à Africa/Brass, L.P. de Jazz Modal dut à John Coltrane, sorti en
1961, en chantant cette fois sur un rythme plus soutenu et contenu que celui de
sa première intervention, non sans qu’une pointe de légèreté pointe ici et là, notamment
au travers d’une mélodie particulièrement mise en valeur.
Sur We
Love Shibuya le jeu en trio se voit cette fois au service de l’instrumentation
mélodique et pure, sans excès aucun ou quelques fioritures que ce soit. La
composition recèle un thème doux et soigné.
L’opus se clôt sur la
douceur de l’instrumental Cinecittà, nouveau
et agréable dialogue entre la contrebasse et le piano, et adresse finale possible
à l’italianité originelle d’Eric Legnini.
« C'est
un laboratoire pour qui sait entendre,
Où
le jazz reste la matrice,
Et
la pop représente le cap. »
*****
Avec ce Sing Twice !
Legnini et ses comparses nous offrent un disque particulièrement riche et très peaufiné,
s’inscrivant dans la continuité de ce que nous donnait à entendre The Vox tout
en sachant s’en différencier suffisamment, allant du même coup plus avant
encore sur le chemin de l’exploration et de l’exploitation musicale. Toutefois,
le Jazz qui nous est offert sur cette galette demeure des plus accessibles à l’auditeur
et ce, qu’il s’agisse de l’aficionado des styles du Jazz ou du parfait novice
en la matière. En cela, c’est indéniablement la facette profondément Pop des
écrins musicaux ici réunis qui en est le plus parfait atout. Cette caractéristique
purement formelle des morceaux peut être également perçue et appréciée sur des
albums comme ceux que nous a livrés un Jazzman
comme le batteur Manu Katché par exemple, l’influence de la musique Pop étant
également très présente dans le Jazz joué par ce dernier.
Ainsi, on l’aura
compris, Sing Twice ! est paré des atouts de la séduction, une séduction pouvant
bien sûr s’étendre au-delà des frontières du Jazz.
Enfin, et en guise de
conclusion, laissons une dernière fois la parole à Eric Legnini :
“Si
on écoute bien mon disque, on entendra par derrière beaucoup de joueries jazz,
un état d’esprit dans l’interplay du groupe et dans le rapport à
l’accompagnement des voix propres à cette façon d’aborder la musique. C'est un
laboratoire pour qui sait entendre, où le jazz reste la matrice, et la pop
représente le cap.”
Liste des titres :
1. Sing
Twice !
2. Salisbury
Plain
3. Snow
Falls
4. Yan
Kadi
5. Winter
Heron
6. If
Only For A Minute
7. Carmignano
8. The
Source
9. We
Love Shibuya
10. Cinecittà
Eric Legnini and the
Afro Jazz Beat, Sing Twice !, Discograph,
2013
Xavier Fluet
Source: La Gazette De Paris
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